MCO aéronautique et « économie de guerre » (II de II)
Photo : Deux A400M en maintenance à l'atelier de Clermont-Ferrand © Richard Andrieux (tel que publié sur le site du ministère des Armées >>> https://www.defense.gouv.fr/nos-expertises/equipements-maintenance)
Par Murielle Delaporte
Les défis propres au MCO-A
Si l’on reprend les cinq chantiers évoqués dans la première partie de cet article - visibilité pour les industriels ; simplification des procédures d’acquisition ; sécurisation des chaînes d’approvisionnement ; recrutement ; financement -, il n’est pas inutile d’en comparer l’évolution dans le domaine du MCO-A en les replaçant dans des contextes historiques différents et avec le recul offert par le temps :
- Visibilité pour les industriels : il s’agit là de la condition sine qua non permettant aux industriels de pouvoir mettre en œuvre une stratégie d’investissement limitant les risques sur le long terme. Cette pratique a commencé à être mise en œuvre avec succès lorsque la politique de la révision générale des politiques publiques (RGPP) initiée en 2007 a incité les pouvoirs publics à rechercher des solutions « gagnant-gagnant », notamment en développant des partenariats public-privé (PPP). La SIMMAD (Structure Intégrée du Maintien en condition opérationnelle des Matériels Aéronautiques du ministère la Défense), en charge du MCO aéronautique et créée en 2000 (1), a alors cherché à associer de façon plus étroite l’industrie du MCO-A à l’action opérationnelle. Cette initiative devait non seulement permettre de faire face aux réductions de personnels militaires, mais aussi de faire passer l’industrie du statut de fournisseur de services à celui d'acteur capacitaire de premier rang. La Direction de la maintenance aéronautique (DMAé), créée en 2018, a succédé à la SIMMAD en amplifiant cette démarche et en systématisant des contrats verticalisés responsabilisant encore plus l’industrie sur une durée moyenne de dix ans – parfois davantage sur certaines flottes telles celle des Mirage 2000 (14 ans) (2) et certains aéronefs d’ancienne génération.
- Simplification des procédures d’acquisition : les initiatives actuelles – telle la notification, le 8 avril dernier par la DMAé, d’un « marché pour la fourniture, à des fins de renseignement, de drones et de prestations de soutien associées » au groupement Survey Copter, EOS Technologie, Delair et Thales (3) - font écho aux procédures dites d’urgence opérationnelle qui ont prévalu jusqu’à présent lorsqu’un besoin OPEX se faisait sentir de manière urgente. Ce qui diffère cependant aujourd’hui est l’apport de mesures plus structurelles visant à inciter les industriels à accélérer la cadence et livrer en avance de phase (prime à l’avance par exemple (4)). Il sera ainsi intéressant d’observer comment ce type de marché, qui exige une prise de risque accrue des industriels concernés (ne serait-ce qu’en raison de l’épineuse question du financement de stocks suffisants), va se développer à terme dans d’autres secteurs de l’aéronautique et quel en sera l’impact direct sur le MCO-A.
- Sécurisation des chaînes d’approvisionnements : cette question rejoint la question plus globale de la souveraineté et se heurte à la difficulté d’inverser une politique économique qui a fonctionné pendant plus de trente ans selon le principe d’une « globalisation heureuse ». Même si la pandémie de Covid-19 aura eu pour seul mérite de servir d’alerte et de contribuer à faire preuve de davantage de prudence en matière de contrôle des fournisseurs, la course aux matériaux stratégiques ne peut que s’intensifier au fur et à mesure de l’accroissement des tensions géopolitiques. C’est la grande différence avec l’époque de la Guerre froide pendant laquelle les gouvernements occidentaux issus de la Seconde guerre mondiale disposaient d’un contrôle plus important de leur appareil industriel, y compris en matière de stocks et de réquisitions. De fait, les mesures récemment annoncées dans ce domaine concernent plus particulièrement le réaménagement du cadre d’emploi d’un décret de 1959 permettant d’élargir le champ d’application de cet outil législatif aux nouvelles menaces (5) et de faciliter « la mise en œuvre des engagements internationaux de l’Etat en matière de défense » (6) (en particulier vis-à-vis de l’Ukraine).
En matière de MCO-A, l’enjeu de cette sécurisation est celui de l’approvisionnement en rechanges ou en composants élémentaires qui leur sont associés. Cela passe d’abord par une cartographie complète de l’origine des dites ressources afin d’éviter une dépendance excessive par rapport à certains composants provenant de pays à risques (7). L’analyse gouvernementale réalisée l’an dernier fait ainsi état de deux cents goulots d’étranglement, soit 4 % des entreprises constituant la Base industrielle technologique de défense (BITD). Alexandre Lahousse décrivait ainsi la situation dans un entretien publiée dans le numéro 7 d’Esprit Défense publié en mai 2023 : « ces entreprises ne sont pas des maillons défaillants. Elles assurent leur partie. Simplement, certaines pourraient ne pas être en capacité d’accélérer au même rythme que les autres. (...) L’identification de ces goulets d’étranglement est en cours. Les raisons peuvent être diverses. Parfois, les machines de production sont déjà utilisées à 100 %. Parfois, les ressources humaines nécessaires sont insuffisantes. Ces difficultés peuvent également se cumuler. Nous mettons en place des solutions adaptées et des partenariats. Nous travaillons par exemple avec le ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique pour permettre à ces sociétés de bénéficier de plans comme France 2030 » (8).
C’est dans cet esprit que vient d’être annoncé le lancement de l’accélérateur défense BPi (9), pour lequel ont été sélectionnées vingt-huit PME produisant ou assurant la maintenance d’équipements militaires, lesquelles s’apprêtent « à suivre un programme d’accompagnement de douze mois alliant conseils personnalisés, journées dédiées aux enjeux du secteur défense et mises en relation, afin d’offrir aux dirigeants tous les outils nécessaires pour répondre aux enjeux de l’économie de guerre » (10).
- Recrutement : produire plus suppose des approvisionnements, mais aussi du personnel formé de façon adéquate et en nombre suffisant. Le MCO-A est un domaine souffrant particulièrement depuis des années d’une pénurie d’ingénieurs et de mécaniciens, qu’ils soient civils ou militaires. L’action gouvernementale actuelle vise à faire connaître davantage ce secteur aux jeunes générations après des années d’indifférence et les investissements en cours pourraient permettre d’en accroître l’attractivité. Seul un « réarmement humain » du MCO-A pourra effectivement le rendre crédible dans une logique d’économie de guerre. La constitution d’une réserve opérationnelle stratégique et le développement des conventions de partenariat (11) mises en place avec les industriels (telles que celles annoncées récemment entre Renault et la Garde nationale (12)) pourraient également répondre à cette problématique.
- Financement : même si les effets résiduels de la pandémie, les coûts de l’énergie et l’inflation actuelle compliquent une reprise économique sereine dans un secteur aéronautique caractérisé par une forte demande, ces investissements en augmentation sont certainement le « facteur disruptif » majeur par rapport aux décennies précédentes. Ils ont permis en effet non seulement d’améliorer la disponibilité technique opérationnelle de nombre d’aéronefs, mais aussi d’encourager une innovation exponentielle dans les secteurs clés d’aujourd’hui, tels que notamment l’intelligence artificielle, l’impression 3D ou encore la course aux supercalculateurs quantiques (13). Toutefois, le véritable passage en économie de guerre – ou de défense - suggère des capacités de financement très au-delà de l’existant, et donc, théoriquement, une révision de la Loi de programmation militaire. Il est cependant probable que la dette nationale ne contraigne fortement la capacité de l’Etat à faire face à une telle échéance, à moins de ne revoir d’autres politiques publiques.
Parmi les mesures récemment annoncées, une nouveauté à souligner concerne cependant la mise en œuvre de dispositifs incitant le secteur bancaire privé à participer à cet « effort de guerre » (14), qui n’est autre que la restauration d’une économie de défense à un niveau suffisant – un impératif que toute société devrait prioriser en temps de paix comme en temps de tensions, telle une politique d’assurance destinée à protéger les valeurs auxquelles elle est attachée et que nombre de nations occidentales ont trop longtemps considéré comme acquises.
Notes
(1) Voir par exemple sur le contexte de création de la SIMMAD >>> https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/McoRapport.pdf (https://www.senat.fr/rap/r07-352/r07-352_mono.html)
(2) Voir par exemple : https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/soutien-les-contrats-verticalises-font-lentement-decoller-la-disponibilite-des-aeronefs-des-armees-901949.html
(3) https://www.defense.gouv.fr/dmae/actualites/nouveau-marche-fourniture-fins-renseignement-drones-prestations-soutien
(4) « (…) l’inclusion d’un nouveau mécanisme d’accélération, une clause qui autorise le donneur d’ordre à demander une hausse de la cadence de production atteignant jusqu’à 50% sans modifier le contrat [a de] quoi inciter à constituer des stocks d’approvisionnements longs dès l’attribution du marché « parce qu’ils ont la certitude de pouvoir les écouler vu que nous les achetons » ». (Quelles avancées après 18 mois d’ « économie de guerre » ?, Nathan Gain, 4 mars 2024 >>> https://www.forcesoperations.com/quelles-avancees-apres-18-mois-d-economie-de-guerre)
(5) https://www.vie-publique.fr/questions-reponses/293533-defense-la-requisition-des-entreprises-privees-en-3-questions ; voir sur le décret de 1959 : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000517516/1959-01-08/
(6) « Economie de guerre » : en quoi consistent les « réquisitions » pour accélérer l’aide à l’Ukraine ?, L’Express, 26 mars 2024 (https://www.lexpress.fr/economie/economie-de-guerre-en-quoi-consistent-les-requisitions-pour-accelerer-laide-a-lukraine-)
(7) Malgré une politique de contrôle de qualité qui avait été renouvelée dans certains secteurs de la défense au cours des dernières décennies, les Etats-Unis sont eux aussi confrontés à ce défi, ainsi que l’illustre la découverte récemment mise en avant de la dépendance du F-35 à certains composants chinois (Voir par exemple sur ce sujet : https://www.nationaldefensemagazine.org/articles/2022/9/20/chinese-sourced-magnet-in-f-35-prompts-supply-chain-concerns)
(8) « Les industriels doivent anticiper et investir dès maintenant dans leur outil de production », entretien publié dans le cadre d’un dossier plus complet (pages 34 à 42) dans : https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/ministere-armees/esprit-defense-numero-7-printemps-2023.pdf
(9) https://evenements.bpifrance.fr/ami-accelerateur-defense-
(10) https://www.defense.gouv.fr/dga/actualites/lancement-laccelerateur-defense-partenariat-bpifrance
(11) https://www.archives.defense.gouv.fr/reserve/reserve-et-entreprises/partenariat-reserve-entreprise-defense/partenariat-reserve-entreprise-defense.html
(12) https://www.defense.gouv.fr/actualites/convention-muscler-reserve-operationnelle ; voir aussi sur ce sujet : https://ihedn.fr/2023/11/27/la-reserve-des-armees-pivot-des-forces-morales-de-la-nation/
(13) Voir par exemple >>> https://www.lemonde.fr/sciences/article/2024/04/22/l-ordinateur-quantique-sort-des-limbes_6229246_1650684.html
(14) La mobilisation des « encours non centralisés du Livret A et du livret de développement durable et solidaire » fait par exemple partie de ces mesures incitatives (voir : https://www.vie-publique.fr/loi/293270-financement-de-lindustrie-de-la-defense-livret-proposition-de-loi ; https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl23-191.html(14)