
MCO-A : optimisation des moyens et suppression des irritants au service de la disponibilité (II de II)
Par Murielle Delaporte – Temps forts du troisième panel du cycle de conférences AD2S intitulé « L’innovation dans le MCO aéro, facteur de puissance aérienne » (Partie II)
2) La captation de la donnée : une révolution en cours
Pour Alain Christien, la donnée est au cœur de la révolution technologique en cours et doit faire l’objet de formations à tous les niveaux : « expliquer le dictionnaire des données doit ainsi être fait dès les écoles de formation des sous-officiers et officiers », tandis que l’AID travaille actuellement sur la façon d’extraire les données issues de capteurs et de plateformes sans avoir besoin de passer par des bancs d’essais.
Une fois la donnée « mise en qualité », il est ensuite possible de créer un jumeau numérique pour lequel une formation spécifique est également dorénavant requise, car il s’agit d’un nouveau « métier à part entière ».
Un jumeau numérique de l’A400M est de fait déjà opérationnel sur la BA 104 d’Orléans (1) : « la France est Nation pilote sur ce projet en lien avec l’AIA de Clermont Ferrand », explique François Boche. Un transfert de données A400M entre utilisateurs finaux et maintenanciers est peu à peu entré dans les habitudes quotidiennes à mesure que la confiance s’instaurait quant à la fiabilité d’un processus numérisé.
La « Smart Force » permet aujourd’hui de rompre avec une exploitation « silotée » de la data au sein de l’aviation en adaptant au monde militaire ce qui existe déjà dans le monde civil au travers la plateforme Skywise qui recueille les données d’utilisation de quelque 10 000 avions.
« Sur un A400M », poursuit l’ingénieur d’Airbus, « ce sont 200 000 objets qui produisent de la donnée, mais seuls 5 000 d’entre eux sont exploités. Il existe donc une marge de progression importante. » La mise en relation des données ESTA et des données de vol permet, sans avoir à modifier quoique ce soit dans la chaîne d’approvisionnement, d’augmenter la disponibilité, grâce à une meilleure anticipation des besoins en rechange, notamment si une sur-maintenance est nécessaire en cas de sortie du domaine de vol.
La maintenance prédictive est donc aujourd’hui une réalité et permet ainsi d’accroître le potentiel d’heures de vol - + 9 % pour l’A400M – et de réduire les heures de maintenance = - 7% pour les hélicoptères -.
François Boche a ainsi cité le cas des filtres à essence sur A400M : la vision globale complète offerte sur toute la flotte par l’échange de données systématique a permis de mettre en lumière un début de dégradation généralisé de ces derniers et un risque de rupture de stocks. Un réajustement de ces derniers en a découlé afin d’anticiper les commandes.
Pour lui, deux conditions sont essentielles au développement et à la pérennisation de tels procédés :
- La poursuite d’une bonne coopération entre tous les acteurs du MCO – industriels et étatiques- et d’une coordination efficace par la DMAé et la DGA ;
- La formation de « scientifiques de la donnée », souvent peu au fait du monde opérationnel : « pour ce projet, 40 personnes ont été mobilisées » et les besoins en scientifiques de la donnée sont donc un facteur à ne pas négliger.
La maintenance prédictive est ainsi un « bon mode de travail pour répondre aux irritants du MCO » et se généralise, comme en témoigne son intégration dans les contrats de soutien du HIL (hélicoptère interarmées léger).
Sur le MRTT, les axes de progrès en ce domaine viennent du ministère des Armées singapourien qui pousse Airbus « pour des solutions digitales et a ouvert des tuyaux sécurisés à haut débit permettant un transfert de données vers Airbus sur tous ses appareils MRTT et hélicoptères » (ce qui n’est pas encore possible en France pour de multiples raisons). Le résultat est bien-sûr une plus grande réactivité et une réelle plus-value de la part du constructeur.
Vincent Gicquel est allé dans le même sens quant à la marge de progression importante en matière de recueil de données : dans le cas des radars construits par Thales, c’est « moins de 1 % des données qui sont recueillies à l’heure actuelle par les forces ». La difficulté tient notamment au stockage de ces données et Thales place beaucoup d’espoir dans le chiffrement quantique, la miniaturisation et l’intelligence artificielle (IA) pour la décennie qui vient.
« La data est la principale préoccupation de Thales et est au cœur de son activité (…) : nous travaillons en particulier avec la DMAé et l’état-major de la Marine sur des protocoles d’accès à la donnée », a-t-il expliqué en soulignant, lui aussi, l’importance de ne pas travailler de façon silotée.
De l’avis de l’industriel, l’IA va « ouvrir beaucoup de portes » dans le domaine du MCO et c’est la raison pour laquelle Thales s’est organisé dans ce domaine « en miroir de l’Agence ministérielle pour l’IA de défense (Amiad) »(2). Fédérant les ressources IA au sein du groupe, Thales a ainsi lancé un « accélérateur de l’IA de défense » regroupant 600 experts allant de la recherche en laboratoire à l’intégration de l’IA dans les produits et services.
Parmi les applications IA en cours, Vincent Gicquel a cité les domaines suivants :
- recueil de données en amont (« « control tower » étendue ») ;
- une chaîne de réparation « de A à Z » complète (jumeau numérique) ;
- Des services de gestion de flottes et de formations personnalisées (programme« Headlight ») ;
- Des recherches dans le domaine du développement durable et du réchauffement climatique (mesure de l’empreinte carbone sur toute la chaîne de production, mais aussi « impact du réchauffement des eaux sur les ondes électromagnétiques » et donc sur le fonctionnement des sonars et radars de détection).
Naël Le Boucher de chez MBDA a lui aussi centré sa présentation sur le recueil de la donnée comme « exemple concret d’innovation et d’agilité » avec le projet TRACE LoRa Système : ce projet réalisé en neuf mois « en innovation ouverte et en collaboration avec E-Business Venture » à partir d’un appel d’offre de l’AID permet aujourd’hui le télé-relèvement automatisé des données relatives au MCO des munitions, « un travail fastidieux et un irritant important pour le SIMu qui devait jusqu’à présent effectuer cette relève de capteurs de façon manuelle dans les igloos [où sont stockées les munitions] »(3).
Le passage à l’échelle dès 2024 de la technologie Lora (pour « Long Range ») après la mise au point d’un démonstrateur en 2023 a été possible grâce à la mobilisation et la bonne coordination de tous les acteurs. Cet exemple prouve la valeur ajoutée et la faisabilité de l’« application des technologies IoTiques à la défense en toute sécurité » (IoT pour « Internet of Things »), y compris dans le domaine de la sécurisation des communications et de la cyberdéfense.
D’autres applications sont ainsi possibles, telles :
- la maîtrise des conditions de stockage ;
- le monitoring des infrastructures ;
- la maîtrise des conditions environnementales (taux d’hygrométrie notamment) ;
- la réduction de l’empreinte énergétique.
Dans le domaine du MCO, « l’optimisation de la gestion du parc de matériel avec une visibilité en temps réel de la durée de vie du parc existant » est aujourd’hui possible grâce la digitalisation et s’avère cruciale.
Cet exemple concret d’« innovation agile », spécifique au MCO des munitions et réalisé en un temps très court, illustre la plus-value générée par une bonne synergie entre acteurs institutionnels et industriels (dans ce cas précis entre l’AID, le SIMu et MBDA).
Notes :
(1) Ndlr : sur la numérisation de la chaîne A400M, voir par exemple l’article publié dans la revue du SIAé Portances #7 publié en septembre 2022, pages 3 et 4 : https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/siae/Portances_71.pdf
(2) Ndlr : sur l’Amiad, voir par exemple : https://www.defense.gouv.fr/actualites/amiad-bilan-6-mois-son-lancement
(3) Ndlr : « Le projet TRACE système LoRa a été développé par les sociétés E-Business Venture et MBDA, en collaboration avec le Service Interarmées des Munitions (SIMu), les centres d’expertises et d’essais DGA Techniques Aéronautiques, DGA Maîtrise de l’Information, et la Direction interarmées des réseaux d'infrastructure et des systèmes d'information (DIRISI)», cité dans : https://www.defense.gouv.fr/aid/actualites/automatiser-maintien-conditions-operationnelles-munitions
Photo © anelb.com, 2024