
MCO-A : optimisation des moyens et suppression des irritants au service de la disponibilité (I de II)
Par Murielle Delaporte – Temps forts du troisième panel du cycle de conférences AD2S intitulé « L’innovation dans le MCO aéro, facteur de puissance aérienne »
Animé par Jean-Marc Roffi, ingénieur cadre, ancien sous-directeur « Opérations » de la DMAé, ce panel consacré à l’innovation réunissait experts gouvernementaux et industriels avec dans l’ordre de leurs interventions respectives :
- le lieutenant-colonel (Air) David Gatignon, sous-chef MCO transverse, Brigade technique et logistique (BATL), armée de l'Air et de l'Espace ;
- Alain Cristien, manager de projets au titre de l’innovation du MCO aérospatial, Agence de l’innovation de défense (AID), DGA ;
- François Boche, ingénieur en chef « Avion Militaire », Airbus Defence and Space ;
- Vincent Gicquel, directeur Recherche & technologie et innovation, Systèmes de mission de défense, Thales ;
- Naël Le Boucher, responsable du département systèmes et outils, MBDA.
Ce panel a exploré les pistes actuelles et perspectives pour relever le défi d’une innovation adaptée au MCO aéronautique militaire. Armées, institutionnels et industries doivent en effet être en mesure de planifier l’intégration d’avancées technologiques actuellement réalisées à vitesse exponentielle face à une logique calendaire à ajustement variable non seulement en raison de la nécessité de se préparer à un conflit majeur de haute intensité – lequel peut « avoir lieu à cinq, dix ou quinze ans » (1) ou pas du tout -, mais aussi en raison de la difficulté de faire coïncider innovation et contractualisation.
« Comment intégrer l’innovation dans la contractualisation et la verticalisation des contrats ? » fut ainsi la première question posée en introduction par Jean-Marc Roffi et déclinée en conclusion par Vincent Gicquel (2) en lien avec deux sujets majeurs :
- une certaine inadaptation du type de contrats, lesquels s’avèrent souvent renégociés au bout de dix ans et ne permettent pas de mettre en place un processus incrémental d’intégration de l’innovation, telle l’intelligence artificielle en particulier, d’une part ;
- et, d’autre part, la difficulté de « passer le cap du TRL 5+ »(3), c’est-à-dire le décalage de définition du « long terme » entre un processus d’intégration de l’innovation issue des PME évalué à quatre-cinq ans et un processus d’acquisition type SCAF à l’horizon 2035-2040.
La question de la captation de l’innovation et de son intégration incrémentale fut ainsi l’une des grandes thématiques abordées au cours de ce panel de discussion, ainsi que la problématique associée de la maîtrise de la donnée et d’une digitalisation au cœur de toutes les évolutions en matière de MCO-A, à la fois en tant qu’objectif et en tant qu’outil de la modernisation en cours.
Cette première partie se concentre sur la captation de l'innovation, avant d'aborder en seconde partie la question de la captation de la donnée.
1) La captation de l’innovation : modes d’emploi
Au sein de l’armée de l’Air et de l’Espace la démarche consiste à « générer de la disponibilité et de l’activité » devant permettre aux Aviateurs de « voler pour s’entraîner et combattre », a rappelé le lieutenant-colonel Gatignon dans son introduction. Pour ce faire, le MCO-A est considéré comme un facteur central des opérations et l’AAE s’efforce de « centrer les exercices militaires autour du technico-opérationnel ».
L’AAE se heurte ce faisant à plusieurs défis, parmi lesquels se trouvent :
- le caractère évolutif des contrats opérationnels allant de la PPS (posture permanente de sûreté) à des interventions potentielles de haute intensité ;
- la demande de résilience associée aux réflexions sur l’économie de guerre ;
- la complexité croissante des systèmes d’armes ;
- la multiplicité de la menace avec les facteurs cyber et numérique à prendre en compte ;
- la nécessité de recruter des ressources humaines de haut niveau, le caractère dual de l’industrie aéronautique représentant en ce sens un avantage.
La modernisation du MCO-A passe par sa simplification, tandis que l’enjeu de l’AAE est double, à savoir d’une part « l’automatisation du traitement des données devant permettre aux mécaniciens, techniciens et ingénieurs de se reconcentrer sur leur cœur de métier » et d’autre part la soutenabilité des matériels.
Il s’agit donc pour l’AAE d’assurer l’acquisition, mais aussi « l’intégration et la mise en service des innovations » et de promouvoir cette culture d’innovation, « creuset de l’esprit pionnier des Aviateurs ». L’idée est ainsi d’accompagner l’innovateur avec l’appui d’unités d’expertise dédiées, mais aussi de la plateforme collaborative hAPPI(4), devant permettre au final un passage à l’échelle des nouvelles technologies.
Quelques 130 projets innovants sont ainsi actuellement pilotés au sein de l’AAE dans les domaines suivants :
- l’automatisation des tables de maintenance tant pour la chasse que pour les gros porteurs ;
- le tractage assisté ;
- la réalité augmentée permettant notamment un gain de temps dans le domaine du contrôle CND (vieillissement des avions) : « les outils de réflectométrie repèrent aujourd’hui les défauts rapidement sur la partie câblage électrique, souvent responsable de pannes », a précisé l’officier de l’armée de l’Air et de l’Espace ;
- un nouveau pôle I3D dédié à la fabrication additive assistée ;
- les innovations dans le domaine des ergo-squelettes et exo-squelettes ;
- la mise au point d’un caisson mobile permettant notamment d’assurer le MCO des drones en opération ;
- le traitement des HUMS en vue d’une maintenance conditionnelle et préventive ;
- la gouvernance de la Big Data Analytics ;
- l’extension des méthodes de « Lean management » déjà présente dans les ESTA aux chaînes de production.
Tous ces efforts au sein de l’AAE ont pour même objectif de « créer de la disponibilité par l’optimisation des moyens et la suppression des irritants », conclut le lieutenant-colonel Gatignon.
Pour Alain Christien, directeur de projets au sein de l’AID, la plateforme collaborative HAPPI évoquée par le lieutenant-colonel Gatignon dans sa présentation est effectivement fondamentale, car elle permet de « tracer l’innovation », tandis que d’autres initiatives sont en cours de développement au sein de la DGA.
Parmi elles, la « Nation prod View » et la « Stargate de la FA » (pour fabrication additive) offrent une vision globale nationale et européenne des capacités de production venant des fermes de fabrication additive existant déjà « au plus près et en logistique de boucle arrière ».
La constitution de cette « Stargate de la FA » est issue d’un « légo de 21 sociétés aggrégées » et permet d’élargir le champ des possibles non seulement en repoussant les limites de la fabrication additive en imaginant des néo-matériaux à partir de « combinaisons d’intrants révolutionnaires », mais aussi en élargissant le champ des activités à d’autres domaines type soudure, fonderie, etc…
La « Nation Prod View » permet aussi grâce à de nouvelles technologies en matière d’encryptage des fichiers une traçabilité complète des pièces fabriquées de la conception à la commande, des « inspecteurs mandatés par l’AID faisant office de gendarmes techniques », tandis que nombre de PME apportent leurs contributions à l’édifice, telles la société Olnica et ses capsules de lantane capables d’être intégrées dans le revêtement des pièces : « ce cerveau adapté aux petites pièces permet une gestion de configuration automatisée » en automatisant l’enregistrement des entrées et des sorties de ces dernières.
En ce qui concerne les réflexions associées à la haute intensité, l’AID y travaille bien-entendu, avec par exemple la mise au point de kits de réparation de dommage de guerre. L’agence agit par ailleurs avec ses partenaires de l’Agence européenne de la défense sur un projet de laboratoire de nouveaux matériaux de combat.
Si la culture de l’innovation nécessite un certain nombre d’ajustements côté institutionnel, elle fait au contraire partie de l’ADN des industriels. C’est notamment le cas d’Airbus, qui, ainsi que l’a rappelé François Boche, « doit sans cesse faire preuve d’innovation tant dans le domaine de l’aviation civile (décarbonisation ; moteur à hydrogène ; diminution de la consommation de carburant ; etc) que dans le domaine militaire (moteur NG pour le MRTT ; drones à voilure tournante embarqués sur frégate ; essaims de drones largués par A400M ; kit de transformation A400M en bombardier d’eau ; etc…) ».
Vincent Gicquel a cependant souligné le fait que l’innovation était dans le contexte actuel d’autant plus « le moteur et la garante de la souveraineté ». D’où la démarche de Thales de s’adapter au contexte de haute intensité en faisant reposer sa stratégie d’innovation sur le trépied suivant :
- des ateliers de prospective permettant d’analyser la BITD avec l’aide d’experts géostratégiques, de défense, etc ;
- l’innovation ouverte rassemblant Start ups, PME, groupements d’intérêts scientifiques et académiques vers un même objectif novateur ;
- la culture d’entreprise, Thales ayant investi plus d’un milliard d’Euros en R&D et employant 27 000 personnes – dont 3 000 chercheurs – dans ce secteur.
Pour le directeur de l’innovation de Thales, l’innovation de rupture peut être d’ordre contractuel : « Ravel, Maestro, Balzac, Pasco et Océan sont des contrats de soutien basés sur une chaîne logistique adaptable à la haute intensité », a-t-il souligné.
Qui dit haute intensité dit perturbation desdites chaînes logistiques, et là encore, l’innovation est utile pour pouvoir fonctionner en mode dégradé : tant les armées que les industriels se penchent bien-sûr sur cette question de la pérennisation d’une « maintenance low-tech » ou de la vulnérabilité cyber ou encore du manque de ressources.
L’AID et les forces armées françaises travaillent ainsi avec la société OBSAN, spécialisée dans la gestion de l’obsolescence depuis 2018, afin d’être en mesure de trouver les matériaux ou les pièces manquantes rapidement : « deux nouvelles usines de production de micro chips aux Pays-Bas et au Texas » pourraient par exemple suppléer aux importations en provenance de Taiwan en cas de conflit avec la Chine, tandis qu’« une filière de retraitement des matériaux nécessaires au MCO-A » est également en cours de développement en France et dans d’autres pays(5).
Notes :
(1) Général (2S) Jean-Marc Laurent
(2) Pendant la session de Q&A clôturant la discussion.
(3) Ndlr : TRL signifie « Technology Readiness Level », c’est-à-dire le niveau maturité d’une technologie : le niveau 5 est le niveau précédent la production d’un prototype (voir par exemple sur ce sujet : https://acqnotes.com/acqnote/tasks/technology-readiness-level)
(4) Ndlr : une première plateforme HAPPI fut élaborée et lancée par le CEAM dès 2018 : elle était alors présentée ainsi : « grâce à la plateforme HAPPI, élaborée par le CEAM, l'armée de l'Air a lancé une démarche pour accompagner, conseiller et soutenir tous les aviateurs dans leurs projets d'innovation opérationnelle : méthode et mise en relation des hommes et des femmes permettront d’accroître l’efficacité et la réactivité au service des forces. » Puis, quelques années plus tard, la plateforme hAPPI interarmées (avec un h minuscule était décrite dans le DROID de 2022 de la façon suivante : « hAPPI qui signifie « AccomPagner les Projets Innovants », est entré en service en mars 2022. L’outil capitalise sur quatre années d’expérimentation au sein de l’armée de l’Air et de l’Espace ».
Voir sur ce sujet ledit DROID pour « Document de référence de l’orientation de l’innovation de défense :
https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/aid/DrOID-2022.pdf.
(5) Précisions d’Alain Christien dans le cadre de la session de Q&A.
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